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“Une Mouette” haute en couleurs signée Elsa Granat

Helène Kuttner 15 avril 2025
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© Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française

À la Comédie Française, Elsa Granat plonge dans la pièce la plus célèbre de Tchekhov pour en extraire une adaptation contemporaine, passionnelle, en forme d’ode à la création, portée par le talent lumineux des comédiens dont Marina Hands et Adeline d’Hermy. Désarçonnante, vibrante et très mélodramatique, cette « Mouette » est aussi une invitation à la liberté de toutes les femmes.

La vie antérieure

© Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française

C’est pour célébrer la liberté des femmes, leur puissance créatrice, qu’Elsa Granat, metteure en scène et adaptatrice de la pièce, centre son projecteur sur le personnage d’Arkadina, comédienne et mère de Tréplev, son fils, joué par Julien Frison, qu’elle néglige en raison de ses préoccupations artistiques, amoureuses et mondaines. Marina Hands, chevelure léonine et costumes extravagants, incarne avec une belle outrance et une provocation délibérée ce personnage de star avant l’heure, entraînant autour d’elle un groupe d’hommes et de femmes à son service, répondant à son moindre caprice, à toute heure du jour et de la nuit. Elsa Granat choisit en préambule de la pièce de nous introduire dans la jeunesse d’Arkadina, lorsqu’elle arpentait les théâtres de Russie, avec son petit garçon. Cinq courtes séquences, inspirées des pièces en un acte de Tchekhov, balaient devant un rideau de scène la vie fantasque, bohème et misérable des comédiens de l’époque. L’ambiance est sombre, l’hiver froid, le gamin est balloté d’un endroit à un autre tandis que sa mère enchaîne les triomphes publics. Est-ce que cette ouverture est bien nécessaire pour la compréhension de l’action et des personnages ? Rien n’est moins sûr, en raison de la propension au verbiage et à la paraphrase dont Anton Tchekhov, en auteur moderne, se faisait au contraire l’ennemi, défendant seulement avec talent la simplicité et l’humilité de décrire les gens tels qu’ils sont. 

L’art nouveau de Tréplev

© Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française

Lorsque débarque Nina, la jeune comédienne dont Tréplev est passionnément amoureux, un vent de fraîcheur et de gourmandise souffle sur le plateau. Adeline d’Hermy est ce personnage intense, en pleine métamorphose, fait de poésie brute et d’innocence fragile, qui va peu à peu se confronter au réel et à la brutalité de l’existence. Pour l’instant, la voici prête à tout pour incarner ce drôle de personnage, mi-humain, mi-divinité, qui annonce avec fracas la révolution d’un monde artistique nouveau. La lumière vire du blanc au noir, les rideaux se déchirent, un souffle magistral se fait entendre comme un coup de tonnerre (son de John M.Warts) et il faut saluer au passage la riche scénographie de Suzanne Barbaud et les lumières de Vera Martins, magistrales. Nina est un ovni au milieu de ce plateau saisi par les forces telluriques, ce qui n’est pas du tout du goût d’Arkadina, qui s’ennuie à cent sous l’heure sur son transat, et de son ami Trigorine, campé avec cynisme et dérision par Loïc Corbery, préoccupé par l’écriture de ses propres nouvelles. 

© Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française

Et cette rangée de fauteuils de jardin, sur lesquelles se posent systématiquement tous les personnages, centrés dans leur propre univers, signe la cruelle rupture qui est au cœur de la pièce. Contre l’ancien monde du 19° siècle, contre cet ennui ronronnant de province, ce confort lambrissé petit-bourgeois qui semble ignorer la misère, se heurte avec violence le désir créatif des jeunes Tréplev et Nina, au milieu des fumées de souffre blanc projetées sur le plateau.  Ce sont eux qui, idéalistes forcenés, en paieront le prix le plus lourd. Le premier en mettant fin à sa vie, désespéré par ses échecs littéraires et amoureux. La seconde en s’abîmant dans une vie médiocre, sans argent, mais survivant avec un peu d’amour et l’art comme chandelle ultime.

Casting sur mesure

© Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française

Pour interpréter de tels personnages, explosifs, tragiques et comiques à la fois, les acteurs de la Comédie Française sont au premier rang. Marina Hands en star ultime, insupportable, désirable et tapageuse, Loïc Corbery en écrivain-pêcheur cynique, séducteur et insatisfait, Julien Frison et Adeline d’Hermy, jeunes adultes, nerveux comme des papillons qui se cogneraient aux parois de l’ancien monde. Julie Sicard (Macha), Bakary Sangaré (Sorine), Nicolas Lormeau (Sorine), Birane Ba (le maître d’école) et Dominique Parent (le régisseur de Sorine) complètent la distribution, à laquelle viennent s’adjoindre deux jeunes comédiens de l’Académie, Edouard Blairon et Blanche Sottou. Dans des décors au réalisme théâtral, qui nous rappellent sans cesse l’artifice de la scène, toile naturaliste aux couleurs enfantines, vision photographique sépia du lac qui annonce le deuil, les comédiens ne s’économisent pas, quitte à en faire souvent trop. Cette démesure vocale dans le pathos peut s’avérer fatigante, comme elle permet aussi aux jeunes de pouvoir d’identifier à des personnages qui leur ressemblent. Reste un spectacle haut en passions qui défend la démesure et l’outrance, l’émotion et la liberté, expression de tous les registres comiques et tragiques. Agacé ou conquis, fatigué ou subjugué, c’est au public nombreux de choisir par où et comment il sera séduit. 

Hélène Kuttner 

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